« Ma musique est un patchwork de mes racines, de mes combats, de mes contradictions et de mes rêves » (Ezé, lauréat du prix RUTH 2025)

Ezé

"La scène est mon espace de vérité. La musique pour moi, c’est une recherche qui n’a jamais de fin"

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L’artiste musicien Ezékiel Wendtoin Nikiema, alias Ezé, est le lauréat du prix allemand de la musique du monde RUTH 2025. Ce prix lui sera remis lors du premier week-end de juillet dans le cadre du festival de Rudolstadt. Dans une interview accordée à Filinfos, il dévoile les coulisses de son inspiration, son combat pour l’Afrique et son message de résilience face au terrorisme. Ce prix est décerné chaque année depuis 2020.

Filinfos (FI) : Qu’est-ce que ce prix représente pour vous ?

Ezé : C’est un immense honneur pour moi de recevoir le RUTH-Preis 2025 du plus grand festival de « musique du monde » en Allemagne, le « Rudolstadt Festival ». Cette reconnaissance me touche profondément. Elle célèbre non seulement mon travail artistique, mais aussi les ponts que j’essaie de construire entre mon pays d’origine, le Burkina Faso, et mon pays d’accueil, l’Allemagne, entre les cultures, les langues et les humains. Ce prix me donne de la force pour continuer à m’engager, à chanter, à raconter et à relier. Cela me dit que la musique peut encore être un espace de rencontre, de résistance et d’auto-affirmation.

Ezé
Credit Andreas Krieger (1)

(FI) : Comment avez-vous réagi en apprenant que vous aviez remporté le Hauptpreis RUTH, après des légendes comme Hannes Wader ?

Ezé : Ce fut une immense joie. Recevoir ce prix, qui a été attribué à de grands artistes allemands comme Hannes Wader ou Konstantin Wecker, est pour moi une confirmation extraordinaire. Cela montre que le monde culturel allemand voit, écoute et estime ce que je fais. Il ne faut pas oublier que je suis un migrant, artiste venu d’ailleurs, et qu’en Allemagne, se faire une place et obtenir de la visibilité nécessite beaucoup d’endurance, de patience et de résistance. Ce prix me touche d’autant plus que je repense à mon parcours, depuis les rues de Ouagadougou jusqu’à aujourd’hui. Et le symbole est encore plus fort pour moi car je vais rejouer au Rudolstadt Festival, un lieu qui, en général, ne programme pas deux fois le même artiste. Et pourtant, après avoir joué ici en 2022 avec mon équipe venue du Burkina Faso, j’ai aujourd’hui l’honneur d’y revenir, avec cette belle distinction du RUTH-Preis.

(FI) : Outre le prix RUTH, pouvez-vous nous parler de vos autres distinctions ?

Ezé : Je n’ai pas appris à me jeter des fleurs en « bon burkinabè ». Mais comme nous y sommes, je réponds humblement en disant que tout a commencé au Burkina Faso. Avant même ma carrière solo, j’étais déjà plongé dans la musique : j’ai été chanteur dans l’orchestre du Lycée Mixte de Ouagadougou, puis batteur et chanteur dans l’orchestre de l’Université Joseph Ki-Zerbo, que l’on appelait simplement l’Université de Ouagadougou à l’époque. Avec ces groupes, nous avons remporté plusieurs prix. 2013 a marqué le début de mes folies et créations artistiques. J’ai remporté le prix ‘Talents de Jeunes’ du RAJS à Ouagadougou, qui récompensait les jeunes artistes qui créaient des sensibilisations sur les thèmes de la santé sexuelle. Même encore au Burkina, j’ai participé et reçu le Prix « Afrika-Sonderpreis » de la compétition internationale en Allemagne « Eine Welt Song-Contest », ce qui m’a ouvert énormément de portes en Allemagne. Puis, en Allemagne, mon parcours a été aussi marqué par des distinctions importantes. Entre autres, en 2018, j’ai reçu le DAAD-Preis de l’Université de Dresden, qui récompense chaque année l’étudiant étranger le plus engagé dans la vie socio-politique et culturelle, avec de meilleurs résultats au niveau académique. Cette même année, la ville de Dresden m’a décerné le ‘Förderpreis’, un prix attribué à un artiste remarquable par son engagement artistique et socio-politique. En 2019, l’Ambassade du Burkina Faso en Allemagne m’a fait l’honneur de me remettre le prix du meilleur talent de la diaspora burkinabè, organisé par les Nuits des Talents de la Diaspora, par Alfred Ouoba. J’ai aussi reçu le prix de la campagne la plus créative aux ‘Listen to Berlin Awards’ grâce à mon interprétation engagée de ‘Sage Nein’, un hymne contre le racisme et la discrimination.

(FI) : Pouvez-vous nous parler de votre discographie ?

Ezé : Ma discographie est, comme moi, un mélange d’ici et de là-bas, de mooré, de français et d’allemand. J’ai sorti plusieurs albums :

‘Kon Yimi’ (2014) : je pense qu’à l’époque, nous avons osé le premier concert de dédicace live et gratuit, ouvert à tous, pour un rappel au « devoir de mémoire à nos racines ».

‘Inzwischen Dazwischen’ (2019) : un album sur la vie et mes expériences entre deux mondes.

‘Heute hier, morgen Deutsch’ (2022) : un album sur les identités en mouvement, ainsi que sur les thèmes du quotidien allemand et de la migration clandestine.

Et mon dernier bébé : ‘Schwarz wurde Ich’ (2024) : sans doute l’album le plus personnel et politique, où je parle de migration, de justice climatique, d’auto-affirmation et surtout de la réalité d’être ‘Noir’ en Allemagne.

(FI) : Que préparez-vous pour votre concert de juillet à Rudolstadt ?

Ezé : Pour ce concert au Rudolstadt Festival, je viendrai avec mon programme de One-Man-Band, qui est un peu ma signature scénique. Je joue en même temps de la batterie, de la guitare et je chante. J’utilise aussi des instruments traditionnels du Burkina Faso, comme les kièma et le bendré, qui apportent des sonorités très authentiques à ma musique. Mais cette année, ce sera un peu particulier, car je ne serai pas totalement seul : je serai rejoint par le percussionniste burkinabè Adama Dembélé. Nous allons terminer le concert en duo, pour offrir au public un moment de partage encore plus puissant, où les rythmes du Burkina Faso rencontreront mes chansons et mon univers musical.

(FI) : Comment choisissez-vous la langue de vos chansons ?

Ezé : Les chansons me soufflent elles-mêmes leur langue. Le mooré, c’est mon enfance, ma tendresse, ma terre. L’allemand, c’est mon présent, mon militantisme, ma folie linguistique. Le français que j’ai appris à l’école. Je joue avec les langues comme un peintre avec les couleurs. Chaque langue me permet de dire une émotion différente.

(FI) : Quel rôle joue la musique dans vos engagements ?

Ezé : La musique est pour moi une arme de construction massive. Elle crée des ponts là où des murs se dressent. Elle me permet de parler des injustices, qu’il s’agisse de migration, de racisme, de crise climatique, mais toujours avec de la poésie, un sourire ou même une blague, parce que l’humour, surtout l’ironie provocatrice a le pouvoir de désarmer la haine et de toucher les cœurs. Mais au-delà des chansons, ma musique m’a permis de réaliser des projets très concrets. Grâce à elle, j’ai pu fonder au Burkina Faso  à travers les associations TAM e.V. de Dresden et APECA du Burkina Faso deux centres qui me tiennent particulièrement à cœur: D’abord, le Centre Warc-En-Ciel, un lieu unique qui est à la fois un lycée, un centre de formation agricole et un espace d’apprentissage des métiers traditionnels comme la couture ou le tissage de pagnes burkinabè. Ensuite, La Cour Warc-En-Ciel à Ouagadougou, un centre culturel avec une salle de répétition, un espace de concert, des ateliers de danse, et des projets d’accompagnement pour les enfants et les artistes locaux. Pour moi, l’engagement passe aussi par cette idée essentielle : s’auto-affirmer, être autonome, créer nos propres espaces, raconter nos propres histoires, et cela, sans attendre que quelqu’un nous donne la permission. C’est ça aussi le pouvoir de la musique.

(FI) : Quels artistes vous inspirent ?

Ezé : Sincèrement, si on commence une liste… on n’en finira jamais (rires). J’écoute vraiment de tout ce qui croise mon chemin. Beaucoup d’artistes du Burkina Faso bien sûr, mes devanciers, ceux qui ont ouvert la voie avant moi. Mais aussi des artistes de tout le continent africain, et bien sûr des artistes allemands ou internationaux. Pour moi, la musique bouge, évolue, elle est vivante et dynamique. Je suis un artiste qui aime être entre différents univers : entre les rythmes du terroir burkinabè, le rap, les sonorités afro, et même des influences pop ou électro. Je travaille parfois avec des samples, mais je reste très attaché au live. La scène est mon espace de vérité. La musique pour moi, c’est une recherche qui n’a jamais de fin. On vit des expériences, on traverse des émotions, on rencontre des gens, et tout cela se dépose un jour sur des rythmes, des langues et des mélodies de différents genres. C’est ça qui rend la musique belle: elle nous échappe, elle nous dépasse, elle voyage.

(FI) : Comment votre enfance au Burkina Faso vous a-t-elle façonné ?

Ezé : J’en parle un peu dans ma chanson et mon clip ‘M’puusa Baraka’, où beaucoup d’artistes comme Floby, Greg, Limachel, Audrey, Les Séparables et bien d’autres se sont joints à moi pour célébrer cette chanson. Merci encore. J’ai grandi dans une famille protestante. Mon papa, paix à son âme était pasteur. J’ai donc grandi au milieu de la prière, des chants de louange, des percussions puissantes, des danses ‘bouanga’ que l’on retrouve souvent lors des mariages ou des grandes fêtes. Fabriquer un instrument de musique avec ce qu’on trouve, des bidons, des fils de fer, du bois de récupération, fait partie de la créativité quotidienne. Très tôt, j’ai chanté dans une petite chorale d’église et emmener en exception mes instruments a l’école primaire pour les épreuves de récitations et chants. Puis j’ai accompagné en tant que batteur l’orchestre du Lycée Mixte de Ouagadougou, puis celui de l’Université Joseph Ki-Zerbo. J’ai eu aussi la chance de collaborer et d’accompagner des artistes comme Patrick Kabré, Stelbee, Wendlamita Kouka, KPG, et bien d’autres. Tout ça, ces sons, ces rencontres, ces valeurs, m’a profondément façonné. Aujourd’hui encore, dans ma musique, il y a toujours beaucoup de cette enfance-là : une énergie simple, vraie, et un lien très fort avec les rythmes et les traditions de mon Burkina Faso, car chanter et jouer d’un instrument ne vient de nulle part que de mon enfance a l’église et des mes concerts improvisés au quartier ou on me surnommait « Bangda Ezékiel » faisant allusion au « prophète Ezékiel ».

(FI) : Comment gardez-vous de la légèreté en traitant de sujets graves ?

Ezé : Oui, c’est vrai, cette légèreté n’est pas présente dans toutes mes chansons, mais quand elle est là, elle permet de décomplexer, de respirer, de dire des vérités très complexes avec simplicité. C’est une manière aussi de reprendre le pouvoir: transformer les coups durs du quotidien en un jeu de ping-pong, tu reçois, tu renvoies… mais avec humour, avec ironie, parfois même avec tendresse. Ça déstabilise ceux qui veulent te piéger dans la colère ou la tristesse. Mais attention, en tant que noir dans un pays ayant une histoire coloniale, il y a des moments où il faut aussi sortir les dents, où il faut nommer les choses sans tourner autour du pot. Parce qu’on est humain, parce qu’on est traversé par des émotions fortes, et qu’il faut les évacuer, les poser sur la table et défendre sa dignité. C’est ça aussi ma musique: un équilibre entre le sourire et le cri. Entre la caresse et le poing levé.

(FI) : Comment votre identité burkinabè se manifeste-t-elle dans votre musique ?

Ezé : Elle est partout dans ma musique. Elle est dans les instruments traditionnels que j’utilise comme le bendré ou le kièma. Elle est dans les proverbes, dans les images et les manières de raconter des histoires en chantant. Mais surtout, elle est dans cette énergie de résistance joyeuse que beaucoup trouve « typique africain », cette capacité à garder le sourire et la fête, même dans les tempêtes. C’est vrai que certains me le reprochent en disant que ça correspond au stéréotype de ce qu’on attend d’un « Africain »: quelqu’un de joyeux, qui danse, qui fait la fête. Mais ça aussi, je ne suis que ce que l’autre a envie de voir. En tant que personne publique, on ne peut pas contrôler l’image que les gens se font de toi. Certains ne voient qu’un côté de toi, c’est comme ça. Alors moi, je mets tout sur la table. J’en fais une force. Je ne cache rien. Je suis entier. Je parle d’ailleurs de ça dans mon dernier album ‘Schwarz wurde Ich’ (Devenir Noir, 2024). Dans les chansons ‘Ich bin Schwarz’ (Être Noir) et dans l’introduction de l’album, je parle de mon enfance à Ouagadougou, de la forge de mon père, de l’héritage de Thomas Sankara, et de tout ce qui m’a construit. Ma musique, c’est ça: un patchwork de mes racines, de mes combats, de mes contradictions et de mes rêves.

(FI) : Vivre à Dresde a-t-il influencé votre musique ?

Ezé : Oui, énormément. À Dresde, j’ai compris très concrètement ce que ça veut dire d’être « noir » à cause de la présence du groupement raciste « PEGIDA » et le parti de l’extrême droite « AfD »assez présents dans le quotidien. Même si aujourd’hui les tendances antidiscriminatoires ne sont pas seulement à restreindre à cette ville, car beaucoup pointent du doigt certaines villes mais ignorent que même devant leur porte, il y a aussi le racisme. J’ai appris a trouvé des alliés, des amis, des espaces de luttes et de solidarité. Dresde m’a appris que la musique peut être un espace de combat, mais aussi un espace de guérison et de rencontre.

(FI) : Qu’est-ce qui vous inspire à traiter des thèmes comme la migration ou la crise climatique ?

Ezé : Parce que je suis migrant. Et en tant que migrant, je ne peux pas me taire face à la violence humaine que je vois, que nous voyons tous, notamment dans la Méditerranée, là où des êtres humains sont contraints de risquer leur vie en prenant les routes de la migration clandestine, fuyant la guerre, les injustices économiques, les changements climatiques… Les thèmes d’injustice m’ont appris à me politiser. À prendre le micro non seulement pour faire danser, mais aussi pour dénoncer ce qui ne va pas. Je défends les droits des réfugiés, je dénonce le racisme sous toutes ses formes. Et je critique aussi ce qu’on appelle le « racisme climatique »: quand les pays du Sud, comme le Burkina Faso, payent lourdement les conséquences des modes de vie et des décisions prises par les pays du Nord. Ce sont des sujets graves, mais ils me poussent à créer. À faire de ma musique un espace de vérité, d’engagement, mais aussi d’espoir et de résistance collective.

(FI) : Votre message pour les Burkinabè et les forces engagées contre le terrorisme ?

Ezé : Je veux d’abord adresser toutes mes condoléances les plus sincères à toutes les familles au Burkina Faso qui ont été touchées par le terrorisme. Perdre un proche dans de telles circonstances est une douleur immense, c’est triste, c’est révoltant, c’est écœurant de voir des vies arrachées ainsi. Mais malgré tout cela, nous garderons toujours la tête haute. Le Burkina Faso est un pays de dignité, de courage et de résilience. Je souhaite de tout cœur à mon pays une victoire éternelle, une liberté pleine et entière, une vie totalement indépendante et pacifique. Je veux aussi dire à mes frères et sœurs burkinabè : restons unis. Il ne faut surtout pas qu’on se laisse diviser ou manipuler par qui que ce soit venant de l’extérieur. Notre force réside dans notre unité, dans notre capacité à rester debout, ensembles. J’encourage les autorités, les familles, les artistes, les paysans, les jeunes, les anciens et tous les secteurs à se donner la main, à œuvrer ensemble pour retrouver la paix, la stabilité, et reconstruire un Burkina Faso fort et uni.

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